Quand le commerce se dématérisalise
Les immenses mall – centres commerciaux – qui parsèment les Etats-Unis connaissent de plus en plus de difficultés économiques. L’ère de la consommation de masse qu’ils symbolisaient s’achève. De nouvelles formes urbaines apparaissent. Mais il serait bon d’anticiper, et de ne pas continuer à construire ces centres commerciaux en Europe et ailleurs.
Le 29 décembre dernier, le géant du commerce américain Sears annonçait la prochaine fermeture d’une centaine de ses 2248 supermarchés (department store) aux Etats-Unis. La suite logique d’une chute inexorable de son volume de vente et de son chiffre d’affaires depuis une dizaine d’années.
Le phénomène ne se limite pas au groupe Sears puisque la plupart des groupes américains du secteur voient leurs surfaces commerciales se réduire entraînant les propriétaires des murs dans la crise (General Growth Property, le plus important propriétaire de centres-commerciaux américains, a fait faillite dès 2009). Cette situation questionne aujourd’hui l’avenir de ces temples de la consommation et en prolongement, celui de ces vastes banlieues qui se sont agglutinées, voire structurées alentour.
A l’heure actuelle, si la crise économique n’est pas étrangère à la baisse de la consommation américaine, il est impossible de ne pas voir poindre la fin d’un modèle de commerce qui a participé au développement fulgurant de la « suburbia » (les banlieues blanches américaines) et grandement contribué au consumérisme massif façon « american way of life » ainsi qu’à sa diffusion dans le monde entier.
A partir des années 1950, ce modèle s’est matérialisé sous deux principales formes urbaines devenues depuis la norme mondiale en matière d’urbanisme commercial : le retail-park, accumulation de « boîtes » (magasins indépendants) autour d’un immense parking et le mall, centre-commercial clos, le plus généralement articulé autour d’une galerie marchande ou d’un atrium et entouré d’une nuée de places de stationnement.
Le premier mall a été imaginé et dessiné par l’architecte Victor Gruen, immigrant autrichien qui, quelques années après son arrivée aux Etats-Unis, a réalisé une parfaite combinaison des « passages » européens du XIX ème siècle et des avancées techniques de l’après-guerre.
Symbole du XIXème siècle commerçant, les passages sont ces galeries marchandes abritées traversant un ou plusieurs îlots et reproduisant l’espace de la rue mais, dans sa seule et unique dimension commerciale. La vitrine y est magnifiée par l’éclairage électrique et la structure en fer, l’espace incite à la flânerie mais demeure contrôlé et tend vers le mercantilisme.
Walter Benjamin (1) ne manquera pas d’y reconnaitre un progrès majeur du XIXème siècle tout en pointant le contrôle social (bourgeois) auquel conduit ce type d’espace, renforçant ainsi le clivage de classe et annonçant une société de consommation ultra-capitalisée et ségréguée dont les espaces de commerce privatisés ou semi-privatisés seront l’un des fondements. Ces passages connaîtront un essor important à Paris mais également dans la plupart des grandes villes européennes comme Milan, Berlin, Moscou et Vienne, la ville d’origine de Gruen .
Plus tard, dans les années 1930, époque à laquelle Gruen immigre en Californie, les Etats au climat avantageux voient pousser les galeries marchandes à ciel ouvert inspirées des passages européens. Aussi, lorsque Gruen se voit confier en 1954 la construction d’un centre commercial à Edina dans le Minnesota, les rudes hivers locaux le poussent à imaginer le même type d’organisation commerciale, mais dans un univers clos, protégé du froid. Les progrès techniques de l’après-guerre, en particulier l’air conditionné (mais aussi l’escalator qui autorise une multiplication des surfaces commerciales), permettent de réaliser la « prouesse » d’un espace commercial à température constante été comme hiver.
Si à cette simple évocation nous vient en tête l’atmosphère aseptisée des centres commerciaux modernes, l’idée de Gruen n’était pas, à l’origine, dépourvue d’utopisme. Dans la vaste banlieue américaine en construction, socialement uniforme et sans polarité urbaine, son mall avait vocation à être un véritable lieu de rencontre, réunissant en plus des commerces, services et animations (zoo, Poste, etc.) articulés autour de fontaines, jardins et placettes. Il s’agissait de faire du mall le catalyseur d’une nouvelle urbanité et densité sociale dans l’univers d’étalement urbain aux sociabilités éparses qui l’entourait.
Cette utopie est plus ou moins devenue réalité. Des milliers de malls ont été construits à travers les Etats-Unis et sont devenus le lieu de flâneries des familles américaines et celui des rencontres pour la jeunesse suburbaine, participant ainsi à l’avénement de la société de consommation de masse et marquant l’imaginaire mondial (voir le nombre de films américains, principalement des teen-movies où le mall est un décor récurrent). Portés par leur succès, malls et retail-park ne tarderont pas à ouvrir aux quatre coins de la planète dans les banlieues de nos villes.
Malheureusement, les louables intentions citoyennes de Gruen ne tardent pas à être sacrifiées sur l’autel de la rentabilité et de la consommation. Aussi, beaucoup de ces centres commerciaux sont construits à la va-vite, architectures et ambiances s’homogénéisent au profit du « tout-commercial » (souvent accompagné de loisirs payants).
A l’aube des années 2000, plus rien – si ce n’est l’exubérance de certains – ne différencie un centre commercial de Chicago, Atlanta, Madrid ou Hong-Kong. Le mall devient une abstraction urbaine sur laquelle n’ont presque aucune incidence, l’identité locale (mêmes chaînes de magasins nationales et internationales partout), la météo, et le temps qui passe (peu de malls ne se sont pas modernisés). Faux marbre, arbres exotiques et musique d’ambiance sont restés la norme dans ces espaces entièrement privatisés et contrôlés où tout converge vers l’acte d’achat (prémédité ou impulsif)… pour aboutir à l’illusion, estampillée middle-class, d’une uniformisation sociale par la consommation.
Ce modèle qui a connu son apogée dans les années 1990 est aujourd’hui à bout de souffle. Excepté les malls géants combinant attractions et shopping, la majorité des malls et retail-parks peinent de plus en plus à attirer le chaland, en particulier les jeunes générations sevrées au centre commercial.
Selon l’International Council of Shopping Center, un tiers des malls se porte bien, un tiers voit ses ventes baisser et son taux de vacance commerciale augmenter et le dernier tiers doit faire face à d’importantes difficultés financières. Conséquence directe de cette situation, toujours selon l’ICSC, environ 1 100 malls ont fermé ces dernières années et le terme de deadmall (mall mort) est passé dans le langage courant. Cette crise a forcé les géants du secteur à se réinventer.
Ci-après des exemples de deadmalls à Kansas City (Texas) et Dallas.
Pendant que des groupes comme Sears, Macy’s et Wal-Mart investissent massivement dans de nouveaux designs commerciaux et des réhabilitations architecturales, les promoteurs immobiliers lancent eux à tour de bras des green-malls (moins énergivores et orientés vers le développement « durable »), des outdoor-malls et des lifestyle-centers, sortes de retail-parks améliorés à l’ambiance plus « urbaine » combinant aux commerces, loisirs, bureaux voir logements.
Ces nouveaux complexes sont une première réponse à la recherche d’authenticité et d’urbanité des consommateurs, reste à savoir si ils suffiront à enrayer la désaffection du public et à contrer la progression remarquable de l’e-commerce (sa part est passée de 3 à 12 % du volume total des ventes entre 2001 et 2011 aux Etats-Unis).
Surtout, se pose la question du devenir de ces premiers « fantômes » urbains qui risquent d’être au XXIème siècle ce qu’étaient les usines au XXème siècle : les vestiges non plus d’une production délocalisée mais de modes de consommation révolus. Ils sont devenus des terrains d’exploration pour photographes et jeunes intrépides et il est probable que beaucoup, grâce à la qualité de leurs espaces, accueillent déjà fêtes et free-parties, participant ainsi à la naissance d’un nouvel imaginaire urbain de l’interdit et de la transgression.
Reste qu’en attendant que ces malls deviennent des vastes lieux de vie nocturne, beaucoup sont aujourd’hui reconvertis grâce à des initiatives communautaires ou de nouvelles stratégies commerciales.
Ainsi, une partie du Highland Mall d’Austin a été racheté par l’Austin Community College et à Knoxville (Tennessee) une église baptiste s’est installée dans le Tri-County Mall. D’autres centres commerciaux en difficulté financière se reconvertissent comme NorthGate Mall de Seattle qui s’est spécialisé dans le service aux personnes âgées (majoritaires dans son secteur comme dans de nombreuses banlieues américains vieillissantes) ou comme le Galleria Mall de Cleveland qui encourage le développement de cultures « hydroponiques » de légumes dans sa galerie marchande !
Ces quelques exemples montrent qu’il existe des solutions pour offrir une nouvelle vie à ces malls. Les initiatives communautaires comme les stratégies visant à créer des relations (autres que purement commerciales) entre ces centres-commerciaux et leurs clientèles montrent qu’il est possible de donner une véritable urbanité à ces lieux.
Aussi, il n’est pas impossible d’imaginer que certains de ces deadmalls seront un jour reconvertis en lieux culturels, en complexes scolaires ou que les immenses nappes de stationnement deviendront plaines sportives ou champs de plantations biologiques.
Sans tomber à nouveau dans l’utopisme, on voit que cette crise apporte des idées et offre des solutions pour mieux intégrer les centres-commerciaux à leur environnement urbain. Qu’il soient « morts » ou « vivants », ces malls ont aujourd’hui la possibilité de devenir de vrais lieux de vie et de polarité au coeur de la suburbia…